Facal, Bock-Côté, Rioux et les jeunes des banlieues françaises

Juin 2023. Après une journée à profiter des plages d’Arcachon, je rentre avec ma famille à Bordeaux, où je complète un séjour de recherche de six mois à Sciences Po Bordeaux. Comme des dizaines de Bordelais, nous courrons pour ne pas manquer le train de 18h00. Nous entrons dans la gare et nous embarquons rapidement dans notre wagon. Les nombreux inspecteurs de la SNCF (Société nationale des chemins de fer) nous laissent passer sans aucun contrôle de nos billets.

Bien assis dans le train, nous observons la scène sur le quai. Nous remarquons rapidement que tous les jeunes d’origine maghrébine sont l’objet de contrôle. Seulement eux. Ma conjointe, pour qui c’est un premier long séjour en France, est surprise et choquée par une telle manifestation de profilage racial. Je ne le suis malheureusement pas.

J’ai étudié à Paris il y a plus de 25 ans. À l’époque, on prévenait les étudiants internationaux qu’il fallait s’assurer d’avoir en tout temps des papiers d’identification en cas de contrôle de la police dans les trains, le métro ou même la rue. Et si j’ai vu durant mes études à Paris des centaines de jeunes Français d’origine maghrébine être l’objet de contrôle, on ne m’a jamais demandé mes papiers, même si j’avais plus ou moins le même âge qu’eux à l’époque.

Si je raconte ces incidents, ce n’est pas pour noircir la France, ce pays que j’aime, qui m’a beaucoup apporté et dont les défis en termes d’immigration et de vivre-ensemble sont distincts du Canada (un pays qui, trop souvent, vante sa grande tolérance en ignorant différentes formes de discrimination institutionnelle insidieuse).

C’est d’abord pour parler de la situation des jeunes maghrébins en France et de la façon dont certains chroniqueurs québécois les décrivent. De l’absence de curiosité de ces chroniqueurs quant à la réalité de ces jeunes et ce qui nous permet de mieux comprendre les émeutes et les débordements de violence que l’on observe parfois en France. Et des parallèles que ces chroniqueurs ont établis entre les éruptions de violence en France et aux États-Unis récemment.

Nous en avons eu un exemple récent à la suite des violences commises en marge de la victoire du club de football Paris Saint-Germain à Paris au début du mois de juin et des débordements à la suite des manifestations contre les déportations de migrants en situation irrégulière à Los Angeles.

Joseph Facal a dénoncé « ces jeunes des banlieues, qui vomissent une France qu’ils trouvent « racistes » et « colonialiste » », et dont « la racaille est venue pour tout casser ».  

Mathieu Bock-Côté a parlé quant à lui des « voyous venus des banlieues piliers Paris ». Cela lui a permis de répéter une formule qu’il a faite sienne depuis un certain temps : « certains territoires administrativement français ne sont plus culturellement français depuis longtemps ».

Christian Rioux, analysant la situation en France et aux États-Unis, a quant à lui affirmé non seulement que, passé un certain stade, « le melting pot détruit le lien social », mais que « c’est encore plus vrai lorsque l’écart culturel et civilisationnel est grand ».

Je pourrais en dire long sur cette notion, fortement présente chez ces trois auteurs dans une forme ou l’autre depuis plusieurs années, d’écart culturel ou civilisationnel. Je me contenterai de noter qu’il s’agit du même discours qui a été utilisé au 19e siècle en opposition à l’immigration catholique aux États-Unis (incluant pour s’opposer à l’immigration canadienne-française) ou encore contre les minorités juives dans plusieurs pays européens.

Je souhaite cependant me concentrer sur les raisons derrière ce soi-disant « rejet de la France » par les jeunes des banlieues françaises. Bref, pourquoi les banlieues françaises sont-elles si souvent l’objet d’émeutes ou de violences?

Comme Joseph Facal est friand de « la vraie sociologie et la vraie science politique », tournons-nous vers deux études scientifiques quantitatives qui ont tenté de mieux comprendre le cas français.

Débutons d’abord par une étude du sociologue Dietrich Oberwittler de l’Institut Max Planck et du politologue Sébastian Roché de Sciences Po Grenoble sur les jeunes et la police en France (Lyon et Grenoble) et en Allemagne (Cologne et Mannheim). Dans cet article publié dans la revue Policing and Society, ils démontrent par l’entremise d’un modèle de régression multivariée qui contrôle pour un ensemble de facteurs que « la police française interpelle également de manière disproportionnée les adolescents masculins issus de minorités ethniques, en particulier les Maghrébins et, au sein de ce groupe, les Algériens encore plus que les autres, alors que nous n’avons trouvé aucune preuve de discrimination ethnique dans l’utilisation des contrôles proactifs à Cologne et à Mannheim » (traduction de l’anglais). Il faut noter que l’étude permet de comparer le traitement par la police des jeunes d’origine maghrébine en France et en Allemagne, et donc que l’on compare ici des pommes avec des pommes. 

Différentes analyses d’autres dimensions de la relation entre la police et les jeunes des banlieues leur permettent de conclure que « la différence entre les deux pays porte sur l’utilisation des contrôles et des fouilles et sur les niveaux de force lors des contrôles, qui sont plus élevés en France. Elle couvre également la discrimination ethnique en ce qui concerne la sélection des cibles par la police et le caractère intrusif des contrôles, qui est pire en France. Une relation d'hostilité mutuelle entre la police et les jeunes s'est développée en France, mais pas en Allemagne ». (traduction de l’anglais)

Cette expérience unique vis-à-vis de la police par les jeunes Français d’origine maghrébine permet en partie de mieux comprendre le sentiment d’appartenance (ou son absence) à la France des jeunes des banlieues françaises.

Dans une étude publiée en 2021 dans la revue Journal of Ethnic and Migration Studies, la sociologue Mélanie Terrasse démontre, par l’entremise de régressions logistiques, que l’expérience de contrôles d’identité fréquents chez les immigrants et les enfants d’immigrants en France est associée à une augmentation importante de l’identification à son pays d’origine (ou à celui de ses parents), à une diminution de l’identification à la France et à une probabilité moins grande de croire que les autres nous considèrent comme Français.

Il ne s’agit pas ici de légitimer ou même d’expliquer les violences qui ont suivi la victoire du PSG simplement en blâmant le traitement des jeunes des banlieues par la police française (je note ici que je serais curieux de savoir la cause profonde, selon les chroniqueurs mentionnés ci-dessus, des émeutes qui ont suivi la victoire de la Coupe Stanley par le Canadien de Montréal en 1993).

Il n’en demeure pas moins que de nombreuses études depuis les années 1960 démontrent un lien important entre le ressentiment envers la police et les débordements de violence dans des quartiers où il y a une histoire de confrontations entre ses habitants et la police. Cela permet d’ailleurs beaucoup mieux de comprendre les éruptions fréquentes de violence aux États-Unis et en France. Après tout, s’il y a un élément qui rapproche la France des États-Unis (et non de l’Allemagne par exemple), ce n’est pas « l’immigration massive » ou le « choc culturel et civilisationnel », mais plutôt, dans les deux pays, un historique de profilage racial et de répression policière souvent violente. Il serait peut-être temps que nos chroniqueurs québécois vivant en France, ou y passant une bonne partie de l’année, s’intéressent à cette réalité sociologique.

 

Le « nous » et « l’autre » du nationalisme québécois

Dans sa récente réplique à la chronique d’Yves Boisvert (La dérive conservatrice du nationalisme québécois) et au documentaire de Francine Pelletier (Bataille pour l’âme du Québec), Jacques Beauchemin revient sur le rôle qu’il a joué dans l’évolution du nationalisme québécois, au cours des vingt dernières années, comme intellectuel et comme ancien sous-ministre dans le gouvernement de Pauline Marois.  

Beauchemin affirme que ces années auraient marqué une simple « inflexion » du nationalisme québécois visant à « rétablir la légitimité de la majorité historique francophone ». ll se positionne ainsi en continuité avec la pensée des leaders nationalistes québécois de l’après-Révolution tranquille. Ces derniers, souligne Beauchemin,  « n’ont jamais voulu autre chose que l’affirmation d’un « nous », formé au fil de la longue histoire du Québec et dont l’inclusion des « autres » a toujours été l’une des dimensions ».

Le sociologue de l’UQAM a raison d’affirmer que tout nationalisme, incluant le nationalisme québécois de la période ayant suivi la Révolution tranquille, repose sur un « nous ».  Lévesque, Laurin et même Godin étaient indubitablement motivés, malgré le portrait parfois caricatural qu’en font certains, par le sort d’un « nous » québécois qui ne pouvait être dissocié de la majorité francophone. 

Est-ce que cela signifie pour autant, comme l’affirme implicitement Beauchemin, qu’il n’y a pas eu une transformation majeure du nationalisme québécois dans les années 2000? Que le nationalisme québécois contemporain, tel que porté par la Coalition Avenir Québec, le Parti Québécois et par des intellectuels proches de Beauchemin, est en continuité avec le nationalisme québécois post-Révolution tranquille? 

Pour répondre à ces questions, il faut rappeler que tout nationalisme se définit et se construit non seulement en fonction d’un « nous » aux frontières plus ou moins perméables selon les époques, mais également en fonction d’un « autre ». À titre d’exemple, le nationalisme canadien (anglais) s’est principalement construit en opposition avec « l’autre » américain.

Ce qui caractérise le nationalisme québécois depuis le milieu des années 2000, c’est moins la transformation du « nous » québécois et beaucoup plus celle de son « autre ».

« L’autre » du nationalisme québécois de l’après-guerre a principalement été la figure de « l’anglais », entre autres le « riche anglais » et le « Canada anglais ». C’est dans cette optique que le renversement de l’infériorité économique des francophones, la protection de la langue française et la transformation du rapport Québec-Canada ont été au cœur de la mobilisation nationaliste durant cette période.

Bien entendu, des débats liés à l’immigration et au pluralisme ethnoculturel sont survenus durant ces années. Pensons entre autres à la crise scolaire de Saint-Léonard et aux remarques de René Lévesque, avant l’adoption de la loi 101, sur le fait qu’Ottawa contribuait avec l’immigration à la noyade de la majorité francophone québécoise. Or, la question de l’immigration était abordée d’abord et avant tout dans le contexte des rapports de force entre les communautés francophones et anglophones, entre le Québec et le reste du Canada.  

Depuis le milieu des années 2000, un discours axé sur les « valeurs québécoises » a profondément modifié le nationalisme québécois. Les principaux projets nationalistes du Parti Québécois et de la Coalition Avenir Québec, entre autres le projet de Charte des valeurs québécoises, le test des valeurs pour les immigrants ou encore la loi 21 sur la laïcité de l’État, ont fait de l’immigrant, et en particulier de l’immigrant musulman, le principal « autre » du nationalisme québécois. Ce dernier constituerait ainsi une menace potentielle à la laïcité ou encore à l’égalité hommes-femmes. Il s’intégrerait, selon certains chroniqueurs, politiciens ou intellectuels, peu, pas assez ou mal à la société d’accueil.

La montée d’un nationalisme axé sur la protection des « valeurs nationales » et percevant l’immigration comme une menace potentielle à ces dernières n’est bien entendu pas un phénomène unique au Québec. Il est en vogue partout en Occident. Il constitue tout de même une rupture avec le nationalisme qui a émergé dans le sillon de la Révolution tranquille.

Je n’ai aucun doute que le « nous » de Jacques Beauchemin, tout comme celui de René Lévesque et de Camille Laurin, inclut les « autres ». On peut cependant se demander si le nationalisme québécois, tel qu’il est mis de l’avant depuis près de quinze ans au sein de la mouvance conservatrice, donne à ces « autres » le désir de se joindre au « nous » québécois.